Le « trouple » militaire
Ça y est, je me lance dans un sujet chaud. Il s’agit de l’un des sujets dont on entend le plus souvent parler en tant qu’intervenants au Centre de ressources pour les familles militaires Valcartier : l’impact de la réalité militaire sur le couple. Un impact si important qu’il devient réaliste de parler de « trouple ».
Pour les néophytes, le terme « trouple » est apparu dans les dernières années et selon la très sérieuse définition de l’Internaute, « le mot trouple provient de la contraction entre les termes trio et couple. Il sert à désigner une formation amoureuse composée de trois personnes, basée sur une vie commune, pas uniquement sur le sexe ». Il me semblait donc tout indiqué de l’utiliser ici pour parler de votre couple militaire, composé de vous-mêmes, de votre partenaire et des Forces armées canadiennes.
En consultation, que ce soit en individuel ou en conjugal, j’entends souvent parler d’à quel point la réalité militaire empiète sur votre vie intime. On s’entend, bien que la carrière de militaire soit formidable, « le service au sein des Forces armées canadiennes comprend des obligations et responsabilités qui touchent toute la famille ». Ce n’est pas juste vous et moi qui l’affirmons : c’est un fait reconnu formellement par les Forces elles-mêmes. Il en est fait mention dans le Guide pour la famille militaire, je vous suggère d’y jeter un oeil. Ce n’est pas si fréquent qu’un emploi s’insère aussi intimement dans l’organisation familiale et conjugale. Que ce soit parce que vous vivez un déploiement, qu’une mutation s’en vienne pour votre famille, que votre militaire et vous-même vivez avec une blessure de stress opérationnel, parce qu’il agit « comme un soldat » à la maison (vous ne savez pas combien de fois on peut l’entendre, celle-là!), name it, c’est bien rare qu’on entende parler d’incidences aussi engageantes avec d’autres emplois.
Dans les faits, on vous comprend : c’est vrai que la vie militaire fait appel à vos capacités d’adaptation sur une base quasi quotidienne. Ça prend une personnalité plutôt solide pour composer avec tous ces défis. Aussi j’en déduis que si vous me lisez, vous êtes de ces personnes qui arrivent à relever ce défi avec plus ou moins de facilité. C’est normal de se sentir dépassés, parfois. C’est normal aussi de vivre de la frustration, de se sentir impuissant, d’avoir l’impression que les Forces ne comprennent pas votre réalité. En vérité les Forces connaissent et comprennent ce que vous vivez et font tout ce qu’ils peuvent pour arrimer les besoins de tous : les leurs, ceux des militaires et ceux de votre famille. Mais un trouple, ce n’est pas simple!
On va commencer par mettre quelque chose au clair : non, vous n’avez pas signé pour ça. Même si certains d’entre vous savaient déjà que leur partenaire était militaire dès le début de votre relation. Vous ne saviez probablement pas exactement dans quoi vous vous embarquiez, puisqu’il y a autant de réalités que de militaires : « je vis plusieurs absences par année », « mon conjoint a été déployé une seule fois, mais il a été blessé au combat », « c’est ma troisième mutation », « on ne bouge pas souvent, mais le travail de mon conjoint exige qu’il soit disponible même dans ses moments personnels »… il n’y a pas de situation unique. Maintenant supposons que vous saviez EXACTEMENT dans quoi vous vous embarquiez, eh bien ça ne transforme pas nécessairement le quotidien en une version plus facile : les défis demeurent bien réels. La réalité militaire a un impact sur tellement de facettes du couple.
Décortiquons un peu :
Commençons par explorer la communication. C’est déjà difficile de se parler face à face : imaginez lorsque votre partenaire de vie est absent. D’abord, ce qu’il faut savoir, c’est qu’une infime partie de la communication passe par nos paroles. En fait, Albert Mehrabian, professeur de psychologie à l’Université de Californie, a popularisé la règle des 7-38-55 dans une de ses études en 1967[1] : selon sa théorie, seulement 7% de la communication est verbale (par la signification des mots). Le reste passe par ce qu’on appelle communément le non verbal : donc, plus précisément, 38 % de la communication est vocale (intonation et son de la voix), alors que la plus grande partie (55%) passe par le visuel (expressions du visage et du langage corporel). Si notre militaire est à distance, cela implique donc nécessairement qu’on perd une immense partie du message . Dans le meilleur des mondes, aujourd’hui, on a accès à la communication par vidéo, mais imaginez quand, pour toutes sortes de raisons, on est contraints d’utiliser les appels téléphoniques ou, pire, la communication écrite : on perd la grosse majorité du message.
La résolution de conflits… D’abord, on comprend que plus le niveau de défi est élevé, plus il y a de possibilités de conflits et moins on est disposés à les régler. Lorsqu’on est nous-mêmes en « survie », les besoins des autres deviennent menaçants pour notre propre bien-être et on a tendance à devenir un peu moins tolérants. Je sais, je sais, ça ne prend pas un diplôme pour en venir à cette conclusion, mais c’est tout de même un concept important en lien avec la réalité militaire, qui amène son lot de défis. Je ne suis pas forte forte en mathématiques, mais cette équation-là, je la comprends : opportunités de désaccords + disponibilités limitées pour les résoudre = escalade des conflits (pas à tous coups, mais c’est plus propice mettons). Ajoutez à ça les défis de communication dont on parlait un peu plus haut. Résultat? On a un pas pire cocktail, trouvez-vous?
Je vous rassure, je ne ferai pas un long bout sur l’intimité : vous la comprenez généralement bien, celle-ci. Quand on passe des moments à distance, ça a nécessairement des conséquences sur l’intimité. On dit « loin des yeux, loin du cœur », c’est vrai pour certains (je fais tant référence ici au manque d’intimité en général qu’à l’infidélité – de part ou d’autre), mais pour d’autres, ça a plutôt l’effet bénéfique de garder la flamme allumée. En effet, il y a des couples qui nous disent que l’absence contribue à éviter de tomber dans une routine ou à s’ennuyer l’un de l’autre et à profiter des moments ensemble. Bref, même si certains arrivent à faire de l’or avec du plomb, reste qu’il faut souvent être plus créatif, en contexte d’absence ou de stress plus intense (et la réalité militaire vient avec son lot de stresseurs), pour arriver à maintenir une intimité satisfaisante.
L’engagement est parfois un enjeu, quand on parle de trouple militaire. En effet, il peut être difficile d’arrimer deux réalités aussi engageantes que celles familiale et militaire. Plusieurs conjoints(es) ont l’impression que leur militaire prend peu part à la vie familiale (en raison des absences, mais même parfois lorsqu’il est présent) et sentent qu’ils passent en deuxième. L’instabilité et les déplacements qui viennent avec la vie militaire peuvent effectivement contribuer à ce sentiment (que ce soit parce que le militaire est peu impliqué dans les routines ou parce que la famille a l’impression de devoir s’adapter au gré des exigences de la carrière de leur militaire). Je me permets de vous rappeler que vous et votre partenaire formez une équipe : pour que l’engagement soit au rendez-vous, chacun doit laisser la place qui revient à l’autre et se mettre dans un état d’esprit de collaboration, plutôt que de compétition. Plus facile à dire qu’à faire, j’en conviens, mais tellement payant pour les finances amoureuses. À propos, si l’équilibre de votre relation vous interpelle, je vous suggère le visionnement de cette courte vidéo humoristique : https://enduelouenduo.com/comment-sauver-son-couple-et-eviter-la-separation-le-cochon-affectif-conjoint/
Finalement, la confiance, un ingrédient important dans la recette des relations de couple. Celle-ci peut être affectée à cause de toutes les raisons nommées plus haut. À force d’accumuler des frustrations à l’égard de notre relation ou de notre partenaire, la confiance peut s’étioler et générer du ressentiment. La bonne nouvelle, c’est qu’avec du temps et de la volonté, la confiance, ça se rebâtit!
On est donc d’accord, autant pour le militaire que pour le partenaire, la vie militaire peut avoir tendance à mettre le couple au défi. En revanche, ce que j’entends tout aussi souvent, ce sont vos témoignages de résilience incroyables. Ça m’impressionne à chaque fois d’entendre vos histoires de gestion des imprévus. Parlant d’imprévus, on va se le dire : le karma de l’absence, ça aussi, c’est bien réel… un séjour à l’hôpital, un dégât d’eau, une infestation de fourmis, un problème avec la voiture, votre plan de garde qui tombe à l’eau ; j’en entends des nouvelles à chaque absence! Vous m’avez raconté comment vous avez réussi relever ces défis et même à vous bâtir des réseaux à travers le Canada et même le monde… vous êtes formidables! Je vous vois évoluer, acquérir de l’indépendance, vous êtes forts(es)! Le nombre de fois où j’ai entendu un(e) conjoint(e) de militaire m’exprimer comment les absences lui donnent l’opportunité de s’ennuyer ou de garder le feu allumé dans sa relation… vous êtes inspirantes et je vous lève mon chapeau : vous êtes en mesure de transformer les défis en occasions favorables. C’est aussi ça, être conjoint(e) de militaire.
Cet intrus dans votre couple, ce troisième élément qui s’est invité un peu contre votre gré, il vous fait explorer des parties de vous qui, jusqu’ici, vous étaient inconnues. C’est une chance, en quelque sorte, mais ça ne veut absolument pas dire que vous en appréciez toutes les facettes. Il complique la communication. Il joue sur votre intimité. Il amène une distance, crée des tensions. Il accentue votre charge mentale. Il entache votre stabilité, exige que vous recommenciez, encore et encore. Ça prend une force incroyable pour être conjoint(e) de militaire. Surtout que tous ces sacrifices, ce n’est pas pour votre carrière que vous les faites, mais pour celle de votre partenaire. C’est un choix que vous devez revisiter souvent et qui demande beaucoup de courage. C’est pourquoi vous méritez d’être reconnu(e) et appuyé(e) pour tout ce que vous faites.
La bonne nouvelle, c’est que si votre conjoint(e) peut compter sur votre soutien, vous, vous pouvez compter sur le nôtre.
1 « Decoding of Inconsistent Communications » et « Inference of Attitudes from Nonverbal Communication in Two Channels »
D’une humaine à un autre,
Camille Dallaire, travailleuse sociale